Mercredi avril 24th 2024

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Lorenzaccio: « Suis-je un Satan ? »

Lorenzaccio : Suis-je un Satan ?

Lorenzaccio qui a été écrit en 1834 par Alfred de Musset peut être considéré comme l’un des chefs d’œuvre du théâtre romantique. Dans ce drame en prose, le personnage principal de Lorenzo incarne les tourments d’une génération pour laquelle les valeurs de l’héroïsme et de l’engagement commencent à devenir problématiques.

Le drame se déroule dans la Florence du XVIe siècle qui vit sous la tyrannie du duc Alexandre de Médicis dont le personnage de Lorenzo est le jeune cousin. Le but de Lorenzo est d’assassiner le duc. Pour cela, il le suit dans la voie du crime et de la débauche pour déjouer sa méfiance et atteindre son but : mettre fin à ses jours. Dans cet extrait, Lorenzo explique son choix à Philippe Strozi, le chef des opposants républicains. Cependant, malgré sa conviction profonde dans le but qu’il s’est fixé, Lorenzo ne peut s’empêcher de douter du sens même d’un héroïsme qu’il pressent futile et vain.

« Suis-je un Satan ? »

Alfred de Musset, Lorenzaccio, acte III, scène 3 – 1834 (extrait)

 

Lorenzo — Je me suis réveillé de mes rêves, rien de plus. Je te dis le danger d’en faire. Je connais la vie, et c’est une vilaine cuisine, sois en persuadé. Ne mets pas la main là-dedans, si tu respectes quelque chose.

Philippe — Arrête ! Ne brise pas comme un roseau mon bâton de vieillesse. Je crois à tout ce que tu appelles des rêves ; je crois à la vertu, à la pudeur et à la liberté.

Lorenzo — Et me voilà dans la rue, moi, Lorenzaccio ? Et les enfants ne me jettent pas de la boue ? Les lits des filles sont encore chauds de ma sueur, et les pères ne prennent pas, quand je passe, leurs couteaux et leurs balais pour m’assommer ? Au fond de ces dix mille maisons que voilà, la septième génération parlera encore de la nuit où j’y suis entré, et pas une ne vomit à ma vue un valet de charrue qui me fende en deux comme une bûche pourrie ? L’air que vous respirez, Philippe, je le respire ; mon manteau de soie bariolé traîne paresseusement sur le sable fin des promenades ; pas une goutte de poison ne tombe dans mon chocolat ; que dis-je ? Ô Philippe ! Les mères pauvres soulèvent honteusement le voile de leurs filles quand je m’arrête au seuil de leurs portes ; elles me laissent voir leur beauté avec un sourire plus vil que le baiser de Judas, tandis que moi, pinçant le menton de la petite, je serre les poings de rage en remuant dans ma poche quatre ou cinq méchantes pièces d’or.

Philippe — Que le tentateur ne méprise pas le faible ; pourquoi tenter lorsque l’on doute ?

Lorenzo — Suis-je un Satan ? Lumière du ciel ! Je m’en souviens encore ; j’aurais pleuré avec la première fille que j’ai séduite, si elle ne s’était mise à rire. Quand j’ai commencé à jouer mon rôle de Brutus moderne, je marchais dans mes habits neufs de la grande confrérie du vice, comme un enfant de dix ans dans l’armure d’un géant de la Fable. Je croyais que la corruption était un stigmate, et que les monstres seuls le portaient au front. J’avais commencé à dire tout haut que mes vingt années de vertu étaient un masque étouffant ; ô Philippe ! J’entrai alors dans la vie ; et je vis qu’à mon approche tout le monde en faisait autant que moi ; tous les masques tombaient devant mon regard ; l’humanité souleva sa robe, et me montra, comme à un adepte digne d’elle, sa monstrueuse nudité. J’ai vu les hommes tels qu’ils sont, et je me suis dit : Pour qui est-ce donc que je travaille ?

Lorsque je parcourais les rues de Florence, avec mon fantôme à mes côtés, je regardais autour de moi, je cherchais les visages qui me donnaient du cœur, et je me demandais : Quand j’aurai fait mon coup, celui-là en profitera-t-il ? J’ai vu les républicains dans leurs cabinets ; je suis entré dans les boutiques ; j’ai écouté et j’ai guetté. J’ai recueilli les discours des gens du peuple, j’ai vu l’effet que produisait sur eux la tyrannie ; j’ai bu dans les banquets patriotiques le vin qui engendre la métaphore et la prosopopée ; j’ai avalé entre deux baisers les larmes les plus vertueuses ; j’attendais toujours que l’humanité me laissât voir sur sa face quelque chose d’honnête. J’observais comme un amant observe sa fiancée en attendant le jour des noces.

Philippe — Si tu n’as vu que le mal, je te plains ; mais je ne puis te croire. Le mal existe, mais non pas sans le bien ; comme l’ombre existe, mais non sans la lumière.

Lorenzo — Tu ne veux voir en moi qu’un mépriseur d’hommes ; c’est me faire injure. Je sais parfaitement qu’il y en a de bons ; mais à quoi servent-ils ? que font-ils ? Comment agissent-ils ? Qu’importe que la conscience soit vivante, si le bras est mort ? Il y a de certains côtés par où tout devient bon : un chien est un ami fidèle ; on peut trouver en lui le meilleur des serviteurs, comme on peut voir aussi qu’il se roule sur les cadavres, et que la langue avec laquelle il lèche son maître sent la charogne à une lieue. Tout ce que j’ai à voir, moi, c’est que je suis perdu, et que les hommes n’en profiteront pas plus qu’ils ne me comprendront.


Alfred de Musset, Lorenzaccio, acte III, scène 3 (extrait)

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