Discours d’Alphonse Lamartine pour l’étatisation des chemins de fer
Ce discours a été prononcé par Alphonse de Lamartine à la Chambre des députés le 9 mai 1838. Il se déclare dans son allocution, favorable (contre la majorité de la Chambre) pour une prise en charge des chemins de fer par l’Etat.
« D’abord, j’ai commencé par le dire, je veux des chemins de fer. Entendons-nous, Messieurs, je n’en veux pas improviser étourdiment un réseau complet, entrepris sur mille points à la fois, achevé sur aucun, et jetant le pays dans une expérience de deux milliards ; mais j’en veux d’abord un, un grand, le plus nécessaire de tous, parce qu’il va se renouer à tout un système de voies parallèles déjà organisé sur vos frontières du Nord. Je veux celui de Bruxelles avant tout. Je veux ensuite celui de Paris à Strasbourg, puis celui de Paris à Marseille. Je veux donc des chemins de fer immédiatement entrepris, et promptement et réellement terminés… Vous avez des offres, des gages, des certitudes … Mais quand les capitaux seraient tous atteints de folie, quand des compagnies se présenteraient sans tarifs exagérés, sans minimum d’intérêt, sans monopole d’actions, je vous dirais : refusez-les encore.
Oui, refusez-les, pour ne pas vous déclarer incapables, pour ne pas engager votre sol et inféoder votre avenir de viabilité à une puissance d’intérêt individuel, rivale de la puissance de la nation ; pour ne pas vous enlever à vous, nation, la liberté de vos mouvements, la détermination de vos lignes, l’indépendance de vos tarifs, les améliorations, les expériences, les rectifications que vous aurez à tenter ; en un mot, pour ne pas vous dépouiller de la disponibilité complète et votre action actuelle et surtout future dans l’œuvre de vos chemins de fer.
Ah ! Messieurs, il y a un sentiment qui m’a toujours puissamment travaillé en lissant l’histoire ou en voyant des faits… C’est l’incompatibilité de la liberté sincère, progressive, avec l’existence des corps dans un État et dans une civilisation… Jamais gouvernement, jamais nation n’aura constitué en dehors d’elle une puissance d’argent, d’exploitation, et même de politique, plus menaçante et plus envahissante que vous n’allez le faire en livrant votre sol, votre administration, et cinq ou six milliards à vos compagnies.
Je vous prophétise avec certitude, elles seront maîtresses du gouvernement et des Chambres avant dix ans… Mais, disent les préopinants, l’État est incapable. L’État est incapable ? Je vais commencer par vous demander à vous, si les compagnies, de quelque nature qu’elles soient, ont donné jusqu’ici tant de preuves de leur merveilleuse capacité ? Leur histoire, hors une seule exception, et encore rentre-t-elle dans mon système, leur histoire n’est que celle de nos désastres, de nos ruines, de nos catastrophes industrielles et coloniales. Rien de grand ne s’est fait, de grand, de monumental en France, et je dirais dans le monde, que par l’État : et comment cela serait-il autrement ? Vous avez beau calomnier la force publique, la puissance de l’association universelle et gouvernementale n’a-t-elle pas des conditions de capacité et d’omnipotence mille fois supérieures à celles des associations individuelles ? »