Vendredi avril 19th 2024

Catégories

Discours sur l’idée socialiste de Jean Jaurès

Votre société d’aujourd’hui est simple dans son principe ; c’est la propriété privée, soumise à la seule loi de l’échange, de la concurrence, de la division du travail sur le marché universel. C’est là la définition de la propriété du régime capitaliste. Mais sous cette définition simple, se cache l’infinie et inépuisable diversité de la vie. En effet, la propriété elle-même, aujourd’hui, a les formes secondaires les plus diverses et les plus extraordinairement variées. On dit propriété individuelle ; c’est vrai en un sens, puisque l’individu peut acquérir, vendre, échanger sans autre loi que les lois économiques générales. Propriété individuelle, oui ! Mais, sur cette propriété individuelle, il y a d’abord ce que j’appellerai une hypothèque familiale, puisque le père ne peut disposer, en dehors de sa descendance, que d’une partie de ce

domaine prétendu individuel, il y a déjà, intimement mêlée, une part de la propriété familiale ; il y a aussi par l’impôt, par le droit d’expropriation, une part de propriété gouvernementale et, enfin, cette propriété si complexe que vous appelez propriété individuelle, mais qui est en même temps propriété familiale et propriété gouvernementale, elle est surtout propriété capitaliste en ce sens que sa valeur dépend, non pas seulement de l’effort individuel de celui qui la possède, non pas seulement de l’effort continu des générations qui se la transmettent, non pas seulement de l’impôt prélevé ou abandonné, du gouvernement qui la domine, mais des innombrables fluctuations du marché qui haussent et baissent le prix de toutes les valeurs, du domaine foncier comme des autres.

En sorte qu’au-dessus de cette propriété si complexe et d’un tissu si varié : individuelle, familiale, gouvernementale, c’est la loi capitaliste qui apparaît souveraine et qu’aujourd’hui, messieurs, si vous vouliez donner quelque image de ce qu’est la propriété, vous devriez procéder, non pas par l’étalage d’une couleur simple, mais comme font les graveurs coloristes, en étalant sur leurs planches des séries de couleurs superposées, même celles qui, en dernière analyse, n’apparaîtront pas aux regards, mais qui contribuent, par leur influence secrète, à modifier la coloration générale infiniment riche, infiniment complexe de cette lithographie où le regard inexpérimenté n’aperçoit que la simplicité banale de quelques couleurs élémentaires. (Très bien ! très bien! à l’extrême gauche.) Eh bien ! s’il est impossible aujourd’hui à la science s’appliquant, dans le monde féodal, à la réalité du passé, dans le monde capitaliste, à la réalité d’aujourd’hui, s’il est impossible à la science d’apporter la formule de toutes les modalités secondaires, indéfinies, par lesquelles se manifeste et se diversifie le principe dominant, à plus forte raison, à nous qui prévoyons la société de demain, qui en définissons le principe et les lignes générales, nous est-il impossible – et cet aveu ne nous coûte rien – de définir les modalités futures ; car vous ne pouvez même pas définir, vous, les modalités présentes. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

Mais en tout cas nous savons que dans la propriété de demain, dans la société de demain concourront, fonctionneront les quatre forces essentielles qui commencent à se dégager et à apparaître aujourd’hui.

La première, c’est l’individu, c’est le droit de l’individu à se développer dans sa liberté, sans autre limite que l’interdiction d’exploiter jamais, sous une forme ou sous une autre, la moindre parcelle du travail d’autrui. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Oh ! il se produit des courants de pensée bien singuliers à cette heure. Tandis que d’habitude – et je fais appel sur ce point à l’honorable M. Ribot, qui suit de près toutes les manifestations intellectuelles de notre temps – tandis que d’habitude on reproche au socialisme d’être la négation, l’absorption brutale de l’individu, voici que, depuis quelque temps, des hommes de toutes les doctrines philosophiques, des publicistes, des philosophes qui ont écrit dans le journal Le Temps et qui ont publié sur l’Idée de l’État de très beaux volumes, des professeurs de premier ordre discutant l’autre jour en Sorbonne une thèse sur le socialisme, d’autres encore, chargés précisément à la Sorbonne des leçons d’économie sociale, voici que ces hommes examinent notre thèse, et que nous reprochent-ils ? Est-ce de supprimer l’individu? C’est, au contraire, de l’exagérer ; c’est, au contraire, de trop briser les anciens cadres qui limitaient l’expansion individuelle ; c’est de trop briser les anciens liens de gouvernement, de patrie chauvine, de hiérarchie patronale et industrielle, toutes les vieilles forces régulatrices qui contenaient l’individu, qui l’empêchaient de se considérer comme sa fin, comme son propre but.

Nous attendrons, messieurs, que vous ayez mis d’accord l’opposition de vos critiques opposées, pour nous en émouvoir ; mais nous constatons qu’un mouvement qui sort de l’intensité des revendications, des désirs, des droits de tous ces individus qui veulent vivre, qui veulent connaître, à leur tour, les justes joies de la vie, ne pourra être l’oppression des individus.

Il y aura un autre élément, même dans le monde agricole : ce sont ces syndicats naissants, réactionnaires aujourd’hui, socialistes demain, mais en tout cas, suivant la formule très heureuse que j’ai retenue, cellules premières, à certains égards, d’une organisation plus collective du travail.

Puis au-dessus de ces syndicats agricoles ou ouvriers, de ces groupements professionnels de métiers, il y a la commune qui, à certains égards, malgré la division du travail qui se produit dès maintenant, entre les diverses parties du territoire, est la première unité plus complète, plus riche que les organisations professionnelles qui ne comprennent qu’un élément exclusif et limité.

Et, enfin, au-dessus de l’individu, au-dessus du syndicat, au-dessus de la commune, il y a la nation, organisme central d’unité et de perpétuité, la nation maintenant sur les moyens de production son droit souverain de propriété pour empêcher qu’un seul individu puisse absorber la part de propriété qui doit appartenir à tous ceux qui travaillent.

Et c’est des combinaisons multiples, c’est des contrats infiniment riches et complexes entre tous ces éléments, entre toutes ces forces, l’individu, le syndicat, la commune, la nation, c’est de ces contrats infiniment riches, basés sur la propriété nationale, sur la propriété commune substituée à la propriété capitaliste, c’est de ces contrats que se dégagera la vie des individus, des groupes et des sociétés de demain.

Et, en tout cas, je le répète, s’il vous plaît de pousser vos questions encore, le peuple vous répondra : on ne comprend bien que ce que l’on aime ; et quand vous multiplierez les signes de doute ou d’hésitation, il se dira que vous vous sentez beaucoup plus menacés dans vos intérêts que troublés dans vos consciences ! (Applaudissements à l’extrême gauche.) Messieurs, voilà pourquoi l’œuvre socialiste se poursuit, se poursuivra et aboutira.

Au terme de ces trop longues explications, je n’ai que peu de mots à répondre à quelques difficultés qui nous sont opposées encore.

On m’a dit que j’exagérais la détresse, la souffrance des paysans. Ah ! messieurs, nous n’allons pas instituer un débat sur la dose de souffrance ou de misère que contiennent en ce moment-ci les consciences ou les existences paysannes. Entendons-nous bien. C’est une question de mesure ; je le dis dans un autre sens que l’autre jour. Je veux dire que c’est une question de point de vue. Si vous prétendez qu’en fait, dans la vie à demi bestiale, à demi humaine qui lui est faite trop souvent, le paysan ne pâtit pas au point que ses forces vitales même soient épuisées ou entamées, je vous dirai que, peut-être, sauf des exceptions encore trop larges, c’est vrai.

Mais, messieurs – c’est là qu’est entre nous la différence – nous ne mesurons pas une civilisation, pour toute une classe d’hommes, au niveau des plus bas besoins humains ; nous la mesurons, justement pour les classes d’hommes les plus humiliés, au niveau des sommets mêmes de cette civilisation.

Oui, nous savons qu’il y a aujourd’hui, dans l’ordre matériel, des possibilités de large bien-être ; nous savons qu’il y a dans l’ordre intellectuel, dans le développement moral, des possibilités de grandes et de hautes joies, nous savons que les hommes de la terre, s’ils n’étaient pas aussi pesamment courbés sur elle, s’ils la dominaient d’assez haut pour pouvoir la comprendre et l’aimer, trouveraient dans ce contact avec la nature des joies admirables qui sont réservées aujourd’hui aux artistes qui passent ; nous savons qu’il y a des trésors de joie dans la civilisation d’aujourd’hui qui pourraient être communiqués aux paysans de France, si, au lieu de s’épuiser pour les autres en un travail ingrat, ils travaillaient pour eux-mêmes d’un effort fructueux et pouvaient, leur travail fini, se réserver quelques heures de noble loisir pour jeter un regard vraiment humain sur cette terre fécondée mais non encore possédée par eux.

Voilà pour nous la formule du bonheur et voilà pourquoi nous disons que vous ne faites pas pour la classe paysanne ce qui est possible et, par conséquent, ce qui est nécessaire aujourd’hui.

Vous nous dites encore qu’en éveillant sur tous les points du pays, sur la propriété agricole comme sur la propriété industrielle, les inquiétudes des possédants et des privilégiés, nous préparons peut-être quelques-uns de ces mouvements de panique qui précipitent périodiquement notre pays dans un césarisme qui toujours le guette. Si cela était vrai, il faudrait singulièrement déplorer la condition des hommes d’aujourd’hui, puisque nous ne pourrions revendiquer la justice sans compromettre la liberté. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche.)

Mais heureusement il n’en est plus ainsi, et l’expérience des hommes de 1848 nous a servi. Nous savons bien qu’ils ont été les dupes, par excès de confiance et de fausse rectitude, dirai-je, de toutes les réactions cachées qui guettaient leurs fautes lorsque, candidement, pour ne pas frapper le revenu, pour ne pas prendre le grand capital qu’ils auraient pu ravir, lorsque candidement ils ont accablé de centimes d’impôt foncier le paysan déjà surchargé. Ah ! ce n’est pas nous, socialistes, qui commettrons cette faute ; c’est vous, les gouvernants d’aujourd’hui, qui portez sur vos épaules le fardeau sous lequel succombèrent les hommes de

La vérité, c’est que par notre propagande, au contraire, en montrant aux paysans que le salut est possible dans la République sociale, nous les détournons de le chercher dans les humiliations césariennes qu’apporterait inévitablement votre politique d’impuissance et d’égoïsme. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Non ! ce n’est pas nous qui créons le péril. Et si, après cette longue discussion, vous nous dites encore que nous abusons des paroles et que nous n’apportons pas des réalités, je vous rappellerai le beau mot de Démosthène sur ces espérances vaines qui tombent du haut de la tribune. Eh bien! oui! nous parlons, parce qu’aujourd’hui, pour nous, le seul moyen d’action, le seul moyen qui prépare les réalités de demain, c’est la propagande et la parole. Mais nous savons bien, et les ouvriers savent bien, et les paysans savent bien qu’il n’y a qu’un instrument efficace, c’est le pouvoir. Ce pouvoir, vous ne nous le donnerez pas ; ce n’est pas à vous à nous le donner, c’est au peuple à le conquérir. (Vifs applaudissements à l’extrême gauche.)

Voir aussi :

Le discours de Jean Jaurès contre la Guerre

Pages : >Page 1 >Page 2 >Page 3

Réagir à cet article ?