Mercredi avril 24th 2024

Catégories

Discours sur l’idée socialiste de Jean Jaurès

Oh ! oui, je le répète, ils créeront une société nouvelle, sans analogue à coup sûr dans l’histoire humaine ; mais ils n’auront besoin, pour formuler leur décret, que de chercher dans les formules mêmes de la Révolution française et, après avoir déclaré que les grandes usines, que les filatures, que les verreries, que les tissages, que les hauts fourneaux, que ces énormes casernes du travail industriel moderne doivent devenir la propriété de la nation, pour devenir la propriété des travailleurs associés en elle ; après avoir déclaré cela pour le travail industriel, passant à la question agricole et paysanne, ils se souviendront qu’il y a un siècle la bourgeoisie, pour payer ses budgets, pour payer ses armées, pour enrichir la nouvelle couche de parvenus qui surgissait sur la société en décomposition, ils se souviendront que cette bourgeoisie révolutionnaire a proclamé biens nationaux, a attribué à la nation, a nationalisé, comme nous disons aujourd’hui, quoi ? quelques lopins de terre ? quelques misérables morceaux de richesse ? Non ! Non, elle a nationalisé 14 à 15 milliards de propriétés foncières appartenant aux nobles, appartenant aux prêtres, appartenant aux communautés religieuses, appartenant aux corporations d’ancien régime.

Et ces 14 à 15 milliards, qu’est-ce qu’ils représentaient ? Est-ce que c’était, je le répète, une petite opération, une opération limitée ? Mais à cette époque, cela représentait, dans certaines régions, près de la moitié de la valeur foncière, et sur les témoignages authentiques des écrivains de cette époque, vous pourrez voir qu’il y a eu un moment, de 1792 à 1794, où la moitié du domaine foncier appartenait à l’État révolutionnaire.

Ah ! vous nous dites que les paysans s’effrayent du mot d’expropriation. Mais vous l’avez largement pratiquée il y a un siècle. Seulement, malgré la légende, vous ne l’avez pas pratiquée pour eux ; vous l’avez pratiquée pour vous, oui, pour vous classe bourgeoise, nouvelle et avide. Je ne dis pas – c’est la tradition de nos manuels scolaires et je ne voudrais pas la déchirer – je ne dis pas qu’une partie, que quelques miettes de cet admirable domaine foncier ne soient allées aux petits propriétaires paysans. Ah ! je sais bien que, de loin en loin, la Convention rendait quelques décrets pour décider que les ventes se feraient à terme et qu’elles auraient lieu par petits lots, pour que cet immense domaine exproprié pût aller au moins par parcelles aux paysans de France ; mais ces décrets n’étaient pas exécutés et la force des choses reprenait son empire, servant en même temps tous les appétits qui fermentaient dans cette société nouvelle. Comment ferez-vous croire que ces paysans, qui n’ont secoué avec vous l’ancien régime que parce qu’ils étaient ruinés, pressurés jusqu’à la moelle, et qu’il ne leur restait rien, comment ferez-vous croire qu’ils ne sont entrés dans la Révolution que parce que l’ancien régime leur prenait tout, comment ferez-vous croire qu’il leur restât assez d’épargne, assez d’avances, de capital, pour acheter au comptant les terres que vous vendiez ? Car vous les vendiez au comptant, en bloc, et il y avait des enchères énormes, qui livraient les biens nationaux par départements entiers aux intermédiaires, parce que, je le veux bien – c’est votre excuse glorieuse – vous étiez dans la bataille, qu’il fallait nourrir vos armées, que les fournisseurs n’attendaient pas et que, pour payer les fournisseurs, vous ne pouviez pas attendre les échéances lointaines et échelonnées des petits paysans sans capital. Il vous fallait de l’argent tout de suite, l’argent de ceux qui en avaient, l’argent des gros fermiers enrichis, des hommes de finance, des fermiers généraux, l’argent des agioteurs, l’argent des spéculateurs, l’argent de la bourgeoisie rentière et financière qui commençait à percer. Et c’est à ceux-là que vous avez livré, sous le nom de biens nationaux, le plus clair de ce domaine de l’ancien régime que vous avez exproprié, en apparence pour les paysans, pour vous en réalité. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Ils reprennent aujourd’hui ce que vous leur aviez promis, ce que vous ne leur avez pas donné. Le socialisme, lui, ne procédera pas à ces partages illusoires, car c’est vous qui avez été les partageux il y a un siècle.

Il ne procédera pas à ces partages, il ne donnera pas la terre à qui pourra l’acheter, car les classes dépouillées ne sont pas en mesure d’acheter les bénéfices du régime nouveau. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

Non ! mais il dira à tous ces paysans épars sur le sol et qui le travaillent sans le posséder, à ces petits fermiers, métayers, ouvriers agricoles : « Désormais, c’est la nation qui est votre maître. Et comme la nation socialiste c’est vous-mêmes, travailleurs, comme elle ne peut avoir d’autre intérêt que le vôtre, d’autre vie que la vôtre, d’autre droit que le vôtre, c’est vous qui, par moi, serez vraiment les possesseurs de la terre travaillée par vous. Et, au lieu d’exiger de vous, comme le propriétaire d’hier, les redevances de la propriété oisive, je vous laisse les fruits du travail

et la possession véritable du domaine, à condition qu’à votre tour vous ne vous transformiez pas en exploiteurs du travail. » (Vifs applaudissements à l’extrême gauche.)

Voilà la révolution rurale, voilà la transformation agraire que le socialisme accomplira. Ah ! messieurs, je m’imagine que vous ne nous accuserez plus, comme vous l’avez fait si souvent, d’avoir une doctrine à double face, l’une tournée vers les villes, l’autre tournée vers les champs. Nous avons une pensée, une pensée complète qui aboutit à l’instauration de la propriété véritable sous une forme nouvelle pour les travailleurs du sol comme pour les ouvriers de l’industrie. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Et lorsqu’en même temps que nous libérerons, que nous doterons ainsi les travailleurs du sol, ces travailleurs qui, jusqu’ici n’ont pas la moindre parcelle de la propriété, lorsque nous dirons aux petits propriétaires paysans : « Vous qui vous serviez de la terre comme d’un instrument de travail, gardez-la, puisque nous la donnons aux autres, mais vous êtes libérés de l’impôt, vous êtes libérés de l’hypothèque, vous êtes libérés de la spéculation et de l’usure, vous êtes libérés de la dette », alors, oui ! il se formera un seul bloc de toutes ces démocraties : petits propriétaires, ouvriers agricoles, petits fermiers, petits métayers, et, sur ce bloc, toutes vos forces de réaction ne pourront mordre. (Applaudissements à l’extrême gauche. Mouvements divers.)

Vous me pressez et vous me dites -— c’est à coup sûr votre pensée – : « Mais sous quel mode, sous quelle forme fonctionnera ensuite cette propriété sociale devenue à la fois la propriété de l’ouvrier et la propriété du paysan ? »

Messieurs, je reprends d’abord, en la précisant, – et dussiez-vous n’en être pas plus satisfaits que tout à l’heure, – je reprends ma réponse d’il y a un instant.

Il y a eu dans la révolution bourgeoise un moment qui est resté célèbre et glorieux, c’est la nuit du 4 août ; dans cette nuit du 4 août, la Constituante a aboli, sans redevance, les privilèges féodaux qui pesaient sur les personnes, et, avec indemnité, les droits féodaux qui résultaient de simples transactions et de simples contrats entre personnes réputées égales.

C’était là la formule, c’était là le principe général, et cette affirmation, si générale dans ses termes qu’elle fût, a suffi pour déterminer la chute du monde féodal et le surgissement d’un monde nouveau. Et pourtant, sortons des apparences, et cherchez, je vous prie, dans les discussions et les rapports qui suivirent cette nuit du 4 août, comment put être organisée cette déclaration générale de la Constituante.

Il y a des rapports célèbres ; il y a le rapport de Merlin, il y a le rapport de Tronchet, il y a les travaux de tous les grands jurisconsultes qui préparèrent ou rédigèrent le Code civil. La Constituante les chargea de préciser en projet de loi, en formules juridiques, la déclaration de principes de la nuit du 4 août, et ils furent sur le point d’échouer ; ils furent sur le point de revenir devant l’Assemblée avouer leur impuissance juridique, leur impuissance législative, parce qu’il leur était impossible de discerner dans la réalité complexe et enchevêtrée des faits, les droits vraiment féodaux que la Constituante avait prétendu abolir sans indemnité, tous ces droits dont Tronchet disait qu’ils représentaient des droits utiles qui auraient pu être constitués déjà en dehors du système féodal et sur une autre base ; et cette difficulté était si grande, ce malentendu était tel que les mainmortables de France, ces pauvres sujets mainmortables, en même temps qu’ils étaient libérés de la mainmorte, qui était, elle, un droit vraiment féodal, se crurent libérés des droits de lots et ventes, de toutes les censives, de tous les droits que l’Assemblée constituante avait considérés comme des droits bourgeois, c’est-à-dire comme des droits rachetables qui ne se trouvaient que par accident juxtaposés au régime féodal.

Et si l’Assemblée constituante, au lieu de briser tous ces droits comme elle l’a fait dans la nuit du 4 août, au risque de briser quelques liens qu’il faudrait renouveler le lendemain, si l’Assemblée constituante avait attendu, si elle avait consulté ses juristes, si elle s’était demandée comment elle ferait le criblage, par ce vent de tempête, parmi les droits féodaux, des droits nouveaux, je le répète, vous ne seriez pas nés. Mais elle a passé outre, la force populaire a passé outre, le torrent de la Révolution a passé outre et les subtilités qui ne l’ont pas arrêtée ne nous arrêteront pas non plus. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

J’ajoute cependant que, dès maintenant, nous pouvons — parce que nous sommes des observateurs de la réalité, et parce que le socialisme prétend être la conséquence d’une évolution réelle, et non pas la construction arbitraire d’un esprit systématique – j’ajoute que, dès maintenant, nous pouvons démêler dans la société d’aujourd’hui les éléments qui influeront sur le fonctionnement et l’organisation de la propriété sociale de demain.

Ah ! messieurs, elle sera singulièrement complexe, car une société est d’autant plus complexe qu’elle est plus riche. Considérez la société féodale elle-même ; son principe en apparence est simple, mais ses modalités sont infinies. Dans la seule branche des fiefs, les modalités diverses selon lesquelles était conféré le fief ou selon lesquelles il pouvait être retiré, par retrait féodal, par retrait lignager, par commise, par toutes ces variétés de changements de propriété où s’épuisent les subtilités des feudistes, le droit féodal, sous l’unité apparente de son principe, était d’une complexité qui défie la plus riche curiosité de l’esprit humain.

Pages : >Page 1 >Page 2 >Page 3

Réagir à cet article ?