Dés sa publication, en 1662, L’Ecole des Femmes suscite une importante polémique : le parti dévot accuse Molière de tourner en ridicule l’institution du mariage. On y voit c’est vrai un homme d’âge mûr, Arnolphe, enfermer une très jeune orpheline qu’il a recueillie tout enfant, pour en faire un jour sa femme. Mise à l’écart des réalités de la vie, éduquée d’après les principes de son tuteur pour devenir une épouse soumise, Agnès subit en silence cette tyrannie. Jusqu’au jour où, de son balcon, elle aperçoit le ravissant Horace. Le naïf récit de cette rencontre pourrait se nommer « Le réveil de l’ingénue ». Il s’agit du début de l’émancipation de la jeune fille. Arrachée à son indifférence et à sa léthargie par l’apparition d’Horace, elle s’anime soudain pour répondre à ses saluts, sans savoir pour l’heure, quelle force l’y pousse.
« Le Réveil de l’Ingénue »
Molière, L’Ecole des femmes, Acte II, scène 5 – 1662
Arnolphe
La promenade est belle.
Agnés
Fort belle
Arnolphe
Le beau jour !
Agnés
Fort beau
Arnolphe
Quelle nouvelle ?
Agnés
Le petit chat est mort.
Arnolphe
C’est dommage ; mais quoi ?
Nous sommes tous mortels, et chacun est pour soi.
Lorsque j’étais aux champs, n’a-t-il point fait de pluie ?
Agnés
Non
Arnolphe
Vous ennuyait-il ?
Agnés
Jamais je ne m’ennuie.
Arnolphe
Qu’avez-vous fait encor ces neuf ou dix jours-ci ?
Agnés
Six chemises, je pense, et six coiffes aussi.
Arnolphe, ayant un peu rêvé
Le monde, chère Agnès, est une étrange chose.
Voyez la médisance, et comme chacun cause :
Quelques voisins m’ont dit qu’un jeune homme inconnu
Etait en mon absence à la maison venu,
Que vous aviez souffert sa vue et ses harangues ;
Mais je n’ai point pris foi sur ces méchantes langues,
Et j’ai voulu gager que c’était faussement…
Agnés
Mon Dieu, ne gagez pas : vous perdriez vraiment.
Arnolphe
Quoi ? C’est la vérité qu’un homme… ?
Agnés
Chose sûre.
Il n’a presque bougé de chez nous, je vous jure.
Arnolphe, à part
Cet aveu qu’elle fait avec sincérité
Me marque pour le moins son ingénuité.
Mais il me semble, Agnès, si ma mémoire est bonne,
Que j’avais défendu que vous vissiez personne.
Agnés
Oui ; mais quand je l’ai vu, vous ignorez pourquoi ;
Et vous en auriez fait, sans doute, autant que moi.
Arnolphe
Peut-être. Mais enfin contez-moi cette histoire.
Agnés
Elle est fort étonnante, et difficile à croire.
J’étais sur le balcon à travailler au frais,
Lorsque je vis passer sous les arbres d’auprès
Un jeune homme bien fait, qui rencontrant ma vue,
D’une humble révérence aussitôt me salue :
Moi, pour ne point manquer à la civilité,
Je fis la révérence aussi de mon côté.
Soudain il me refait une autre révérence :
Moi, j’en refais de même une autre en diligence ;
Et lui d’une troisième aussitôt repartant,
D’une troisième aussi j’y repars à l’instant.
Il passe, vient, repasse, et toujours de plus belle
Me fait chaque fois révérence nouvelle ;
Et moi, qui tous ces tours fixement regardais,
Nouvelle révérence aussi je lui rendais :
Tant que,si sur ce point la nuit ne fût venue,
Toujours comme cela je me serais tenue,
Ne voulant point céder, et recevoir l’ennui,
Qu’il me pût estimer moins civile que lui.